Pour un regard (14)
Adraylia s'attendait à ce qu'il lui raconte des événements heureux
de son enfance, d'autres rêves ou anecdotes de petit garçon. Son récit
ne l'en émut que davantage, il lui avait ouvert une porte de ses
souvenirs qui était visiblement cadenassée depuis longtemps. Le
désespoir du jeune homme était palpable. Combien de jours et de nuits
avait-il passés à imaginer et revivre la disparition de sa famille ?
Elle
ne chercha pas cette fois à retenir un geste de compréhension et
d'apaisement, c'est le plus naturellement du monde qu'elle glissa sa
main dans la sienne, avant de reprendre son propre récit, choisissant
de lui faire partager dans un premier temps ses jours heureux.
C'est
ainsi qu'elle lui parla d'Ysa la petite louve, de son arrivée en Adwyr
après une journée de marche dans la neige, de l'accueil du roi Audryg
qui l'avait prise pour un jeune garçon et qu'elle n'avait pas détrompé.
...C'est
donc en tant qu'Adrahien que je suis entrée au service d'Amalric, un
maître d'armes exigeant mais juste. Il a cru voir en moi des
dispositions au maniement des armes et m'a très vite fait participer
aux entraînements, au début en plus des tâches de nettoyage et
astiquage des armures, puis en qualité de guerrier à part entière, bien
que de loin le plus jeune de l'armée.
Il se trouve que j'étais
un élève doué dans ce domaine, et je me suis rapidement retrouvé à des
postes hiérarchiques plus élevés ; étrangement, aucun de ces grands
gaillards ne rechignait à passer sous le commandement du gamin, comme
ils se plaisaient à m'appeler. Le vieux roi Audryg s'est pris
d'affection pour moi, il surveillait mes progrès et a fini par faire de
moi le fils qu'il n'a jamais eu et à nourrir pour moi des projets qui
me dépassaient...
Les journées étaient bien remplies :
entraînement intensif à l'épée, au poignard, au sabre, et même à l'arc,
suivi d''études de diverses choses qu'un fils de bonne famille est
sensé maîtriser, des chiffres à la littérature en passant par
l'histoire. Dormant peu, je retrouvais Ysa dès que j'avais un moment de
libre, explorant les montagnes avec elle presque toutes les nuits.
C'est mon amie et ma confidente la plus fidèle... Arlong aussi bien
sûr, mais différemment, et puis je ne le connaissais pas encore à ce
moment-là.
C'est une époque de ma vie qui fut très heureuse. Mon
seul tourment était de devoir cacher ma vraie nature à ces personnes
qui m'aimaient. Je crois qu'Amalric l'a deviné assez vite, mais
jusqu'au jour de sa mort, Audryg m'a appelée "fils"... Je n'ai jamais
eu le courage de le démentir, je crois qu'il en aurait été très
attristé, même si encore aujourd'hui il m'arrive de le regretter.
J'étais
âgée d'à peine 14 ans quand je me suis retrouvée seule à la tête de ce
royaume. Ma première décision fut de révéler à tous que j'étais
Adraylia et non Adrahien...
La jeune femme s'arrêta de parler et tourna la tête vers son compagnon, qui avait retrouvé sa sérénité. Une fois de plus, elle crut se noyer dans ses yeux si purs et si profonds.