voyage en enfer (8)
Depuis maintenant plus de dix jours, Niabea avait quitté Cadrienia avec une flotte de navires pour établir une route commerciale maritime. Adraylia était revenue en Adwyr accompagnée de Lälwina. Son compagnon lui manquait. Jamais depuis qu'ils s'étaient retrouvés ils n'avaient été séparés aussi longtemps… Son frère était bien venu lui rendre visite, mais il était reparti la veille. Lälwina avait pris l'habitude de parcourir les montagnes environnantes accompagnée de Kaodia. Adraylia quant à elle passait beaucoup de temps à entraîner ses armées à l'épée. Elle était justement à la salle d'armes lorsqu'elle perçut un appel étrange… non, ce n'était pas un appel, mais cela provenait malgré tout de son frère. Elle ressentait son profond désespoir.
Bauglir ?
pas de réponse.
Arlong ! Où est mon frère ? Peux-tu le contacter ? Que lui arrive-t-il ?
Il a besoin de toi… il te faudra être forte…
C'était loin de la rassurer. Et ce sentiment de détresse qu'elle percevait s'accentuait, se mêlant à son anxiété à la vue de l'endroit où le dragon l'avait emmenée : un cimetière. Sortant d'un tombeau, une silhouette aux longs cheveux clairs s'approcha d'elle.
- Niab' ?
Il
avait la mine plus que sombre. L'urgence n'était ni aux retrouvailles
ni aux questions. Elle prit la main tendue par son compagnon et le
suivit en silence à l'intérieur du tombeau.
A la vue de son frère, Adraylia ne put retenir un cri.
Bauglir !
Recroquevillé
dans son coin, elle ne l'avait jamais vu aussi malheureux. Elle
s'approcha mais n'osa le serrer dans ses bras de peur de le faire
souffrir encore plus. S'agenouillant à son côté, elle était partagée
entre la tristesse et la rage.
Niabea secouait négativement la tête. Il ne pouvait rien faire.
Arlong… Tu es si vieux, tu sais tant de choses. Que faut-il faire ?
Ce que ce démon a fait, seule une force de même nature peut le défaire...
Les
choses ne sont pas ce que l'on croit, ce que les gens veulent nous
faire croire... il faut savoir voir au-delà de ce que tes yeux te
montrent. Le temps est venu pour toi d'écouter le sang qui coule en tes
veines.
La jeune femme
avait craint ce genre de réponse… il lui faudrait être forte, elle le
serait. Elle se leva et se concentra donc sur son sang... sur les deux
composantes de ce sang - complètement isolée de toute pensée, plongeant
toujours plus profond dans ce que lui avaient transmis ses parents...
prenant conscience qu'elle pouvait abattre toutes ces barrières qu'elle
avait érigée depuis sa plus tendre enfance pour se protéger. Un à un
elle passa ces cadenas jusqu'à ce qu'elle puisse séparer ses deux
hérédités. Ressentir la puissance léguée par son démon de père était
désormais à portée de main, palpable.
... un doute, un recul...
Je ne pourrai pas ! Faire souffrir uniquement pour le plaisir d'asseoir une autorité, je ne le veux pas.
La
puissance n'est pas bonne ou mauvaise en soi, elle est ce que celui qui
s'en sert en fait - utiliser un pouvoir ne te transformera pas... il
révèle simplement chez beaucoup une avidité déjà présente... Celle que
tu es ne changera pas.
Je ne sais pas… Arlong, aide-moi !
Petite fille, je te connais, tu peux le faire, tu le feras, pour ce frère que tu aimes plus que tout... Souviens-toi, tu as déjà utilisé ce pouvoir, laisse s'ouvrir les portes de ta mémoire.
A 35 ans, il n'y avait qu'Arlong pour l'appeler "petite fille". Dix
années disparues qui reviennent d'un coup, très clairement - la
souffrance subie jour après jour, heure après heure... vécue, vue,
regardée sans intervenir... Jusqu'au jour où - lui, le plus puissant de
tous, lui venu d'ailleurs pour torturer et jouir du spectacle des
supplices infligés… - je suis ton sang, par ton sang tu périras !
Ne pas se
laisser distraire - revenir au présent - son frère, victime d'Inamé,
démon des enfers comme on l'appelait ici-bas, oui elle avait cette
puissance en elle : manipuler ces fils invisibles et agir sur la
matière. Mais ce n'est pas de la matière, c'est un être vivant, c'est mon frère ! ne surtout pas se tromper, ne pas rompre un de ces fils, ce serait irréversible.
L'esprit tendu à l'extrême - tout remettre à sa place, démêler ce qu'avait fait ce stupide Inamé ! -
Ces gesticulations, ces apparences qu'ils se donnaient tous, juste pour
effrayer leurs victimes et ainsi s'assurer de leur servilité... alors
qu'il ne s'agissait "que" d'agir par l'esprit sur la matière... -
création ou destruction, bien ou mal, tout cela n'étaient que notions
inventées, elle en prenait conscience
dans un petit coin de son esprit, mais le temps n'était pas à
l'analyse, elle avait besoin de toute sa concentration...
Sans
qu'elle en fût consciente, ses yeux changèrent plusieurs fois
d'apparence, jusqu'à ce qu'un fin rayon de lumière violette, un fil de
pouvoir, en sortît pour faire son œuvre, remettant en place l'un après
l'autre les organes de Bauglir en un travail de précision qui
émerveillait la jeune femme qu'elle était avant tout.
Epuisée,
l'esprit vide, le visage ruisselant de larmes qu'elle ne cherchait pas
à retenir, elle ferma les yeux. Les rouvrant elle aperçut le jeune
homme étendu sur le sol, évanoui mais redevenu lui-même.
- Bauglir…
Sa
tête lui tournait, elle tenait à peine debout, sa vue se brouilla et
elle fut prise d'un tremblement. Arlong s'était rapproché, la pressant
mentalement de monter tout en étendant son aile par la porte du tombeau
pour l'y aider ; elle s'y agrippa.
Dans un dernier sursaut d'énergie avant de se laisser sombrer dans l'inconscience, elle s'adressa à Niabea
- protège mon frère… Arlong prendra soin de moi… je t'aime.
Sur ces derniers mots, le dragon l'emporta…